Peut-on se satisfaire des tristes rengaines qui ressassent, à juste titre certes, la décomposition de notre système politique, la médiocrité des propositions qui en émanent, la démagogie, son éloignement de la vie des idées ? Il y a là, aussi, un exutoire, une facilité qui par moments sent quelque peu son populisme, une série d’affirmations qui permettent à bien de ceux qui les émettent de s’en tirer à bon compte. Car s’il convient à l’évidence de s’inquiéter à l’écoute de bien des acteurs politiques d’aujourd’hui, rien ne démontre qu’il suffise de polariser la critique sur leur seul univers, comme s’ils étaient seuls en cause dans la déréliction de leur classe.
L’érosion de la confiance sociale
Ainsi, dans un article du New York Times (le 13 septembre 2016), David Brooks examine l’avalanche de méfiance (« The Avalanche of Distrust ») qui caractérise l’actuelle campagne présidentielle américaine. Sa thèse est forte : si les deux principaux candidats, Donald Trump et Hillary Clinton, donnent à voir le spectacle sordide d’une méfiance systématique, centrée sur la vulnérabilité que ressentent les individus, c’est parce qu’ils sont adaptés à l’état de la nation. À suivre Brooks, la confiance sociale, aux États-Unis, n’a cessé de décliner dans les récentes décades, en même temps que la solitude progressait et que prospérait le cynisme, que l’espace de l’intimité se réduisait, et que du coup les parents n’éduquaient plus leurs enfants à la tolérance ou à la solidarité.
Ce diagnostic, au carrefour de la science politique et de la sociologie, apporte un point de vue intéressant sur l’individualisme, qui dépasserait dans ses pires aspects ce que décrivait pour les mêmes États-Unis le sociologue Robert Putnam avec son article (1995) puis son livre (2000) retentissants, au début de titre éloquent : « Bowling Alone… ». Les Américains vont désormais jouer seuls le samedi soir au bowling, observe Putnam, et le lien social se dissout sous l’effet de l’individualisme. Règne l’anomie, tandis que décline l’engagement démocratique.
Eh bien, maintenant, suggère Brooks, se précisent les effets de cette déstructuration, toujours plus négatifs : méfiance généralisée, absence de communication, dégradation de l’intimité, perversion du jeu démocratique. L’individualisme fabrique de l’indifférence ou de l’égoïsme, mais également des comportements ravageurs pour la vie sociale, et Donald Trump ou Hillary Clinton ne feraient finalement qu’exprimer eux aussi cette tendance, et jouer sur elle. Une telle approche ne peut-elle pas nous aider à réfléchir à la campagne présidentielle française ?
À l’heure de la défiance
Contrairement à bien des discours sur les acteurs politiques, qui formeraient un monde à eux seuls, autonome, cette approche postule que ce qui se joue en matière politique est en phase avec l’état et les attentes de la société, du même ordre. Dans cette perspective, les propos des candidats et de leurs soutiens les plus actifs ne sont pas tant hors sol, déconnectés de la culture, des peurs et des demandes populaires, qu’au contraire autant d’expressions, dans leur diversité, de cette culture, de ces peurs et de ces demandes, leur manifestation plus ou moins conforme.
Si les déclarations des uns et des autres sont si souvent peu sérieuses, démagogiques, voire mensongères, si elles frappent par leur manque de vision à long terme, si leurs réponses aux questions de journalistes eux-mêmes pris dans cette culture peuvent être peu ou mal documentées – d’où en contrepartie le succès des rubriques du type « désinformation » dans la presse quotidienne –, c’est que cela marche. C’est en phase avec ce à quoi peuvent s’identifier de larges pans de la société. Une bonne partie de celle-ci vit à l’heure sinon du complotisme, du moins de la défiance, comme l’ont montré Yann Algan et Pierre Cahuc (dans La Société de défiance : comment le modèle social français s’autodétruit, 2007) : les politiques sont tentés de plus en plus de s’installer eux aussi sur ces registres.
Médiocres, démagogues, déconnectés… vraiment ?
Disons-le de façon ramassée : plutôt que de postuler une autonomie du politique, dont les acteurs seraient simplement plus ou moins médiocres, démagogues, et déconnectés de la société, dont le système et notamment l’opposition gauche-droite seraient en cours de décomposition tandis que la société, elle, fonctionnerait sur un autre mode, ce point de vue nous invite à reconnaître l’existence d’une forte relation entre le système politique et la société : celle-ci, finalement, n’a-t-elle pas que les acteurs et le système politique qui lui correspondent ? Et puisqu’elle donne l’image de la fragmentation, de l’inquiétude, de la soumission aux émotions, puisqu’elle se croit sans futur, sans repères, qu’elle colle à l’actualité, elle se voit servir des discours qui déclinent cette image, sous des modalités variables bien sûr.
Tous les candidats ne sont évidemment pas à la même enseigne, de même que la société est inégalement et diversement emportée dans les dérives de l’individualisme exacerbé. Mais il est clair, si l’on suit un raisonnement à la Brooks, que la campagne qui s’ouvre en France ne donnera, au mieux, que des tentatives limitées pour retrouver le sens de la solidarité et autoriser de se projeter avec confiance dans le temps – et donc vers l’avenir – comme dans l’espace –, et donc dans le monde et dans l’Europe. Nous devons même plutôt nous préparer au pire. Il suffit, pour illustrer cette remarque, d’imaginer le débat qui pourrait opposer à l’occasion d’un deuxième tour de la présidentielle Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen.
Les propositions les moins responsables, aux deux extrémités du champ politique, visent des électeurs inscrits dans le jeu accéléré des effets les plus pernicieux de la méfiance. Et pour les autres, on ne voit guère s’ébaucher de solides débats de fond : à quoi cela pourrait-il servir si ce n’est pas ce qu’attend ou qui peut flatter le gros de l’électorat ?
Des raisons d’espérer
Mais la vie sociale n’est pas condamnée à se réduire et à s’enfermer dans la spirale de l’individualisme à tous crins, comme si le sens de l’histoire ne pouvait qu’être celui-ci. Un autre grand sociologue américain, Albert Hirschman, l’avait dit à sa façon, en proposant au début des années 80 (dans Bonheur privé, action publique, éd. Fayard, 1983) l’image du balancier pour rendre compte des mouvements de vaste ampleur par lesquels les sociétés occidentales, selon les périodes, se donnent plutôt à l’individualisme, ou plutôt à des formes d’engagement solidaires et civiques. Tôt ou tard, nous finirons bien – espérons-le – par nous rapprocher du terme de la vaste oscillation qui nous tire du côté du « bonheur privé ».
Déjà, ça et là, des tentatives, certes limitées, s’efforcent de relancer le débat public par le bas, ce fut le cas par exemple, dans ce que cette expérience a eu de meilleur, avec « Nuit debout ». De même, les Églises, après le carnage de Nice et le meurtre du père Hamel à Saint-Étienne-du-Rouvray en juillet dernier ont-elles témoigné de leur souci de la tolérance et de l’ouverture à autrui. De nombreuses initiatives militantes et humanitaires par exemple, ou bien encore dans le champ de l’économie sociale, comme vient de le souligner Roger Sue (La Contre-Société : ils changent le monde, éd. Les liens qui libèrent, 2016) montrent que les valeurs de l’engagement occupent encore, ou à nouveau un réel espace.
Peut-être convient-il de nuancer le raisonnement à la Brooks pour considérer que les acteurs politiques, tentés de s’ajuster à ce que la société présente de plus méfiant, de plus individualiste, sont surtout à l’heure des tendances les plus inquiétantes de notre vie sociale, et en retard s’il s’agit de la compréhension de ce qui va dans le sens du retour au sens, à la solidarité et à l’engagement : voici qui concilierait la critique de ces acteurs, et l’idée qu’ils ne sont pas totalement hors-sol.
* Michel Wieviorka est sociologue, président de la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH) – Université Sorbonne-Paris-Cité (USPC).