J’avoue ce travers : faire immédiatement de quelqu’un de réel un personnage de fiction. Prenons Laura. Je pensais parler avec la Laura du dernier roman de Nabokov, un personnage qu’imagine un romancier à partir de rien : son nom, ce qu’on dit d’elle. Ou celle du film de Preminger, incarnée par la troublante Gene Tierney dont l’image fascine à distance l’enquêteur. Qui allais-je rencontrer ? Comment faire le portrait d’une ombre laissée par l’éclat des projecteurs ? Non que cette Laura bien réelle qui aujourd’hui pose pour Le Point soit un être de fiction ou manque de lumière : des ombres, il y en a de claires. Mais parce qu’on perçoit chez elle quelque chose d’inachevé. Elle se cherche encore. Faiblesse, failles, fragilités ? C’est sa force de ne pas s’être laissé enfermer dans l’histoire qu’on avait projetée sur elle et de vouloir l’écrire elle-même. Elle est en tournage. Après quatorze films. Elle interrompt une séance d’essais d’habillage et de maquillage pour répondre à nos questions. Laura par Laura. Écoutons.
Le Point : Qui voyez-vous le matin dans votre miroir ?
Laura Smet : Ce matin, je vois Solange, que je vais interpréter dans le prochain film de Xavier Beauvois. Le cinéma, ça sert à ça, changer de rôle en rôle. Mais je reste moi-même et les cinéastes, depuis le début, m’ont choisie pour ça. Pour moi. Aucune allusion à mes parents [elle dit « illusion », joli lapsus]. Mais, au début, c’était une souffrance de ne pas pouvoir décrocher du cinéma. Maintenant, sauf quand le personnage est trop prenant, quand je rentre chez moi après le travail, je me retrouve bien. Je n’ai pas besoin de rôles pour exister. À 33 ans, j’ai cessé de foncer tête baissée. Je prends mon temps. Je ne renie pas mon passé. J’ai fait ce que j’ai pu. Mon métier m’est tombé dessus à 17 ans. Maintenant, je l’assume. Je l’aime. Sereinement.
Voulez-vous changer d’identité, comme la femme qui sort de prison dans La Bête curieuse de Laurent Perreau ?
Non, jamais de la vie. Le regard des autres ne me fait pas peur. Leurs mots, parfois, oui, ça fait mal. Quand on me traite comme une bête curieuse, justement. La prison, elle est dans la vie, ce qu’on dit de moi, ce qu’on écrit sur moi. Ça, ça fait mal. Actrice ou chanteuse ou modèle, ce sont des rôles, mais qui vous permettent de montrer une part de vous-même que vous ne connaissiez même pas.
Le film où vous vous préférez ?
Les Corps impatients de Xavier Giannoli. On se rappelle toujours la première fois, que ce soit en amour ou dans la vie d’actrice.
Modèle ou actrice, vous préférez quoi ?
C’est très différent. J’aime beaucoup les photos parce que je n’ai pas confiance en moi physiquement. J’aime la mode, les tissus, les vêtements, les transformations. Dans une photo, on ne vous prend pas votre image, c’est une composition. Ce n’est pas vous. Mais, comme comédienne, on vous demande d’exprimer quelque chose de vous, de traverser vos émotions propres. Bonnes ou mauvaises. Au début, pour pleurer au cinéma, j’ai été obligée de tuer père et mère en pensée. On invente des scénarios tristes pour se protéger de ce qu’on a vraiment vécu. Maintenant, j’ai envie d’être aussi autre chose : j’aimerais passer derrière la caméra.
Diriez-vous que vous êtes normale ?
Naître dans le cinéma, ce n’est pas normal, mais quand on est enfant, ça vous paraît normal. Mais j’ai toujours su qui j’étais, et il y a pire que d’avoir été élevée dans ce monde artificiel.
Le bonheur, c’est quoi ?
Il ne faut pas essayer de le chercher. C’est ce qui est là quand on ne l’attend pas. Tous les jours.
Ce qu’il y a de bien dans les entretiens avec une personnalité connue, c’est qu’on y découvre toujours une personne inconnue, tout autre que son personnage. Les gens d’image sont de drôles de corps. Ils donnent à voir pour masquer ce qu’ils auraient à dire. Être vu pour ne pas être entendu ? Discrète, secrète, ses rêves, ses angoisses, ses désirs, ses souffrances, ses pensées, Laura les recouvre par l’image qu’elle abandonne aux regards publics. Elle assume cette image, mais sait que ce n’est qu’un reflet, et qui passe. Pas une fois au cours de notre entretien elle n’a prononcé le nom de son père, ni de sa mère, auprès de qui elle jouera pourtant le rôle d’une paysanne dans la guerre de 14 dans le prochain film de Xavier Beauvois, Les Gardiennes. Loin du glamour. Ce qui n’empêche pas les médias people toujours attachés à l’essentielle vérité d’un artiste de s’interroger : brune, comme dans son dernier film, ou de nouveau blonde ? Laura qui ?
Photographe : Arno Lam, assisté de Sandro Volpe
Réalisation : Fabrice Léonard
Make up : Miky @B Agency
Hair : Patrice Delaroche @ B Agency