Nicolas Sarkozy ou la stratégie de l’adversaire imaginaire
Si l’on peut considérer le discours de Lille prononcé, mercredi 8 juin, par Nicolas Sarkozy comme l’un des plus aboutis de sa « non-campagne », c’est parce que l’ancien chef de l’État y a mis le meilleur de sa technique oratoire : une stratégie dite de « l’adversaire imaginaire » dans laquelle il excelle. Bien sûr, à ce stade, le président des Républicains s’interdit d’attaquer frontalement ses concurrents de la primaire de la droite. C’est donc ce pauvre président Hollande qui lui sert de sparing-partner bien malgré lui.
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Un passage particulier du discours de Lille mérite d’être décortiqué tant il est illustratif de cette stratégie diablement efficace. Écoutons-le :
« Regardez comme on voudrait que nous traitions la jeunesse. Rien ne parle davantage que cela. Obliger les enfants à apprendre ? Quelle atteinte cruelle à leur libre arbitre. Mettre des notes ? Quelle épouvantable discrimination. Interdire la consommation du cannabis ? Quel esprit répressif ! Empêcher que l’on rappe et danse à Verdun sur la mémoire de centaines de milliers de soldats morts pour la France ? Quel retour nauséabond de l’ordre moral ! Prohiber le piratage sur Internet ? Quelle vision liberticide ! Considérer que les enfants doivent respect à leurs professeurs ? Quelle conception archaïque de la relation pédagogique ! Expliquer que les femmes et les hommes, quoiqu’égaux, sont différents ? Quelle docile soumission à la construction sociale des genres ! »
Au total, sept accusations qui sonnent tellement juste, qui font écho à un air du temps qui sentirait l’œuf pourri, les poubelles sur le trottoir ou la décrue nauséabonde d’un bord de Seine… Mais à qui s’adressent-elles exactement ? Et, à la réflexion, sont-elles si étayées ? Reprenons-les une à une pour en juger.
- 1 – « Obliger les enfants à apprendre… »
François Hollande ou Najat Vallaud-Belkacem ont-ils, à un moment ou à un autre, donné une consigne de relâchement général des études à nos chères têtes blondes ? L’information nous aurait donc échappé. Au contraire, la ministre de l’Éducation nationale a réinstauré l’exercice « le plus réac' » qui soit : la dictée quotidienne à l’école primaire ! Un pensum pour les cancres du fond de la classe. Une idée qui fleure bon l’encre du Bescherelle, la blouse grise et la craie de tableau… Trois mythologies de l’école de la grande époque des Hussards.
- 2 – « Mettre des notes… »
Nicolas Sarkozy fait ici allusion à la polémique sur l’évolution de la notation scolaire. Un rapport remis à Najat Vallaud-Belkacem le 13 février 2015 préconisait la suppression des notes jusqu’en sixième. Sauf que ni la ministre ni le président n’y ont donné suite. Le président de la République a même clairement fermé la porte à cette option le 21 janvier 2015 lors de ses vœux à la communauté éducative : « L’école doit évaluer. L’école doit continuer à noter. » Certains collèges fonctionnent déjà sans note. Le ministère de l’Éducation n’a pas stoppé ces expériences, mais ne les a pas généralisées.
- 3 – « Interdire la consommation du cannabis… »
Allons bon, Bernard Cazeneuve aurait-il soudain légiféré sur le cannabis sans que la loi ait été publiée au Journal officiel ? Non, la gauche hollando-vallsiste n’a pas renoncé à l’interdiction des drogues douces. En revanche, le député PS Patrick Mennucci s’est lancé dans une campagne sur ce thème en raison des règlements de comptes sur fond de trafic de drogue qui ensanglante sa bonne ville de Marseille. « Si on n’ouvre pas le débat sur la légalisation du cannabis, on continuera à constater les morts », plaide-t-il dans un désert. En effet, pour l’heure, le gouvernement Valls ne souhaite aucune évolution. À droite, c’est Alain Madelin qui va le plus loin en prônant, au nom du libéralisme, la légalisation des drogues douces et des drogues dures !
- 4 – « Le rappeur de Verdun »
Nicolas Sarkozy a raison : le concert de Black M, une initiative du maire PS de Verdun, a été annulé, mais François Hollande – sans interférer avec le pouvoir de l’édile – lui a apporté une forme de soutien en proposant, sur Europe 1, le secours de l’État si le maire souhaitait reprogrammer le concert. La ministre de la Culture, Audrey Azoulay, avait dénoncé à cette occasion un « ordre moral nauséabond ». Sarkozy marque un point.
- 5 – « Prohiber le piratage sur Internet »
Désolé, mais la Hadopi (Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet) n’a pas été abolie par les socialistes qui, dès qu’ils sont revenus au pouvoir, se sont rangés du côté de la défense du droit d’auteur. En revanche, quand ils étaient dans l’opposition, les aubrystes du PS prônaient une approche moins répressive des usages sur Internet. On pourrait à la limite dénoncer leur revirement. Mais François Hollande, assez étranger aux questions culturelles, n’avait pas d’avis sur le sujet quand il était dans l’opposition. Il y a ici une continuité de l’État entre la droite et la gauche : la protection des artistes et des producteurs. Les socialistes ont même durement ferraillé au niveau européen pour que la Commission de Bruxelles prenne en compte leurs considérations vis-à-vis des plateformes internet. La droite, si elle revient au pouvoir, prolongera cet effort.
- 6 – « Le respect des enfants dû aux professeurs »
Là aussi, on ne voit pas bien à quoi Nicolas Sarkozy fait allusion. La gauche ne s’est pas particulièrement montrée permissive depuis 2012. Najat Vallaud-Belkacem n’a appelé aucun élève à gifler ses enseignants. Autrement, la nouvelle aurait fait grand bruit.
- 7 – « La théorie du genre »
Nicolas Sarkozy tient là un filon porteur : les abécédaires de l’égalité défendus par Najat Vallaud-Belkacem et qui ont fait surgir cette « théorie du genre ». Résumons : pas assez de filles dans les écoles d’ingénieurs. La ministre – à l’époque au Droit des femmes – lance l’idée que cette inégalité est induite par les comportements « genrés » qui façonnent les personnalités et donc les parcours des enfants dès la petite enfance.
L’objectif est double : rééquilibrer à long terme les filières professionnelles et inculquer les notions de respect mutuel entre filles et garçons. Sujet complexe qui donne lieu aux simplifications les plus outrancières. En vérité, cet « abécédaire de l’égalité » avait été trouvé par les équipes de Najat Vallaud-Belkacem dans les cartons du ministère dont elle hérite en 2012. Autrement dit, l’idée traînait déjà sous la droite… La technostructure l’avait déjà produite. La ministre s’en empare et la médiatise. On réalise une fois de plus l’ampleur de la continuité de l’État, quelles que soient les majorités successives…
Le déclinisme capté par Sarkozy
Les choses ont d’ailleurs fini par évoluer. Au bout du compte, dans certains quartiers où les droits des femmes sont parfois bafoués, réintroduire à l’école cette notion d’égalité et de respect n’apparaît plus tout à fait inutile… La droite s’est réapproprié le thème de l’égalité homme-femme dans son corpus de valeurs républicaines en les opposant aux populations musulmanes tentées par le communautarisme. Au fond, sur ce sujet délicat, la démarche de la gauche et de la droite convergent en partant de points sans doute opposés… D’ailleurs, Nicolas Sarkozy a pris soin de le noter lui-même par cette petite incise qu’il introduit au milieu de sa diatribe : « Expliquer que les femmes et les hommes, quoiqu’égaux, sont différents. »
Attaques fallacieuses et approximatives
À l’analyse, les attaques de Nicolas Sarkozy se révèlent en grande partie fallacieuses, ou approximatives. Mais ce n’est pas très important. Elles frappent avec efficacité un imaginaire collectif imprégné de déclinisme. Ce sentiment que cette « veille France » de l’âge d’or nous échappe, que tout fiche le camp, à commencer par l’école. Qu’il faudrait revenir à la France de Bourvil, des poteaux électriques en bois, des cabines téléphoniques, de l’Église au centre du village, etc.
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C’est ce mouvement de fond qui permet à Éric Zemmour et Philippe de Villiers de collectionner les best-sellers. C’est cette aspiration nostalgique que Nicolas Sarkozy entend capter à lui au cours de la campagne. Il se choisit pour l’instant un adversaire commode : l’inaudible chef de l’État et sa ministre de l’Éducation nationale – la nouvelle tête de Turc, puisque Christiane Taubira n’est plus aux affaires. C’est diablement redoutable. La gauche est prise dans les phares. Les coups redoublent. Le temps qu’elle se justifie, Nicolas Sarkozy est déjà passé à l’assaut suivant. Belle technique de combat !
Si l’attaque sonne si juste, c’est parce que Nicolas Sarkozy pointe du doigt un péril bien réel : la déréliction de l’autorité. Le mal n’a pas surgi avec François Hollande. Il est bien plus ancien et bien plus profond. Or, la droite et la gauche, qui ont alterné au pouvoir, en portent chacune la responsabilité.