Campari, un secret bien gardé
Une faille spatio-temporelle vient d’être signalée à Milan. Pour les réfractaires à la science-fiction, on désigne ainsi un trou béant dans le présent qui, si l’on y tombe, renvoie à un passé plus ou moins lointain et, en l’occurrence, plus ou moins liquide. Marcher sous les arcades de la piazza del Duomo, pousser la vieille porte en bois du Caffè Camparino et saluer dans un italien – même imparfait – les serveurs impeccables en veste blanche catapulte le visiteur au début du siècle dernier.
C’est entre ces murs que, après un concert à la Scala toute proche, chanteurs d’opéra, écrivains, hommes politiques et bourgeois milanais venaient étancher leur soif en bonne compagnie. Puccini, Verdi, Toscanini ou le peintre Boccioni passèrent des heures indolentes sous la lumière vive des lampes Art nouveau, admirant dans les vapeurs d’alcool et de cigarette la curieuse mosaïque au perroquet. Depuis 1915 et sans discontinuer, cette maison est célèbre pour servir à l’exacte température le Campari soda, un apéritif carmin, mélangé à de l’eau de Seltz glacée.
Droit comme un i dans son costume ajusté, Orlando Chiari (82 ans) et sa femme, Teresa (même âge) – la fille de Guglielmino Miani, tailleur originaire des Pouilles qui a repris le bar mythique dans les années 60 –, sont les gardiens de ce temple dédié au dieu Campari. « C’est ici que l’histoire de ce grand groupe italien de spiritueux a débuté, assure le vieil homme à l’allure de Don Fabrizio dans Le Guépard de Visconti. Il fait partie du patrimoine de Milan, la ville qui a inventé le concept même d’apéritif. » En ce jour d’été suffocant, Milanais et voyageurs s’égaient avec leurs verres de toutes les couleurs. Le rouge sang du Campari, liqueur de plantes à base d’herbes amères et de fruits baignés dans l’alcool ; l’ambré des cocktails americano ou negroni ; l’orange du Spritz, un autre bitter (amer) fabriqué à base de gentiane, de rhubarbe et de racines.
Apprenti herboriste
Gaspare Campari est un fils de paysans pauvres du village de Novara (Piémont). Il travaille dès ses 15 ans dans un café à Milan, puis ouvre une petite boutique de spiritueux. Apprenti herboriste, il met au point en 1860 – un an avant la création de la République italienne – une boisson amère au degré d’alcool modéré. Aujourd’hui, la recette du Campari demeure aussi secrète que celle du Coca-Cola. Pour écouler sa production plus facilement, Gaspare inaugure rapidement un bar à son nom, en face de son commerce, dans la Galleria Vittorio Emanuele II. Le 14 novembre 1867, dans l’appartement situé au-dessus de l’échoppe, naît Davide – le quatrième fils. C’est lui qui transformera le patronyme familial en groupe de spiritueux. Il invente l’apéritif en bouteilles individuelles et construit la première usine, à Milan, en 1892. Il parvient même à exporter le Campari en Europe. La légende veut qu’il ait converti la France à la faveur d’une tournée avec sa maîtresse, soprano de la Scala.
De modeste producteur italien d’un unique breuvage le Gruppo Campari est devenu la sixième entreprise mondiale de spiritueux. Les Campari ne sont plus partie prenante de l’aventure – la dynastie s’est éteinte en 1984. C’est une autre famille, les Garavoglia, héritiers d’un ex-directeur général, désormais actionnaire majoritaire. Cotée à la Bourse de Milan depuis 2001, cette société lombarde est devenue une multinationale, forte d’un chiffre d’affaires de 1,6 milliard d’euros. Elle a connu une croissance fulgurante depuis vingt ans, passant de 5 à 19 filiales à l’étranger et multipliant les acquisitions : Cinzano (Vermouth), Skyy (vodka), Spritz Aperol, Wild Turkey (bourbon), Appleton Estate (rhum). Le 1er juillet, Campari bouclait également le rachat de Grand Marnier (triple sec) pour 680 millions d’euros. « Notre spécialité consiste à faire renaître des marques iconiques, qui n’ont pas eu l’attention et l’amour qu’elles méritaient et sont devenues un peu poussiéreuses. »
Celui qui s’exprime ainsi, dans un français plus que parfait, reçoit dans une salle de réunion du QG ultradesign de Campari, à Sesto San Giovanni, banlieue de Milan. C’est ici que la première usine fut édifiée, jouxtant la maison de maître de Davide Campari. Ce qui lui permettait au passage de s’installer sur une chaise devant chez lui pour observer, le soir, ses ouvriers quitter les lieux. Un employé à la démarche titubante était illico soupçonné d’avoir « goûté » la production. Robert Kunze-Concewitz, 49 ans, est directeur général de Campari depuis bientôt dix ans et, comble de l’étrangeté, n’est pas… italien. Il est né à Istanbul, y a fait sa scolarité au lycée français Pierre-Loti, a la nationalité autrichienne, a étudié à New York, travaillé à Paris, à Rome et à Londres pour Procter & Gamble, et vit dans la péninsule.
Coup de génie
« J’ai une vie extrêmement pénible… Je passe mon temps à boire des verres sous toutes les latitudes, s’amuse celui qui se fait appeler Bob. C’est intéressant, car on assiste à un renouveau des cocktails, notamment des grands classiques qu’on pensait démodés. » Le coup de génie de « Bob » Kunze-Concewitz se nomme Spritz Aperol. La folie autour de ce liquide orange – qui a envahi les bars de New York, Londres, Paris ou Shanghai – est le fruit d’une stratégie marketing réglée à la bulle près. Voici l’histoire : le Spritz se consomme depuis les années 20, mais exclusivement en Vénétie. Rien dans le reste de la Botte…
En 2003, le groupe Campari met la main sur Aperol. « C’est alors une marque régionale. Plus des trois quarts de son chiffre d’affaires sont réalisés dans trois villes : Venise, Padoue et Trévise. En moyenne, leurs habitants buvaient cinq Spritz par jour ! » Le boss autrichien veut « lancer son liquide » dans toute l’Italie, puis dans le monde entier. Opération ravalement de style. Le Spritz sera désormais servi dans un immense verre ballon (à la place du verre à whisky). « Il fallait mettre en valeur cette couleur orange qui est fantastique », explique Kunze-Concewitz. Seconde étape : fixer un prix (entre 8 et 10 euros) qui positionne le Spritz entre « une bière premium et un cocktail du type margarita. » Troisième étape : identifier quelques bars dans les quartiers les plus branchés des villes cibles. Par exemple, Shoreditch, dans l’est de Londres, ou Le Pavillon du lac, dans le parc des Buttes-Chaumont (Paris 19e).
Les envoyés spéciaux de Campari dispensent alors de courtes formations aux barmen du cru, leur enseignant l’art de réaliser le Spritz (de la glace, trois doses de prosecco, deux doses d’Aperol et un trait d’eau gazeuse). Le pari : que l’engouement pour le cocktail se propage subtilement mais sûrement, depuis les élites branchées jusqu’au commun des mortels. En dernier lieu, Campari dégaine sa publicité pour Aperol et investit les grandes surfaces. Le Spritz est ainsi entré « dans les foyers »… « Il s’agit d’une stratégie de longue haleine. L’intégralité du processus dure sept ans. » Mais Kunze-Concewitz n’a pas fini de presser sa pépite orange. Son prochain objectif consiste à désaisonnaliser sa consommation. « Pourquoi ne boire du Spritz qu’en été ? Cela n’a pas de sens… » assure-t-il. Et la France ? « Le Spritz a été lancé il y a quatre ans. Mais quand je me suis promené à Paris en juin, j’espérais voir encore plus d’orange sur les terrasses… En même temps, cela prouve qu’il y a encore une belle croissance à venir. On double déjà nos chiffres tous les ans en France ! »