À jamais belle, Rykiel
« On me voyait de partout. » Sonia avant d’être Rykiel, sœur aînée des Flis, tribu russo-roumaine juive, se distinguait par sa chevelure impossible : rousse, rouge, orange. Mousseuse, provocante. Rebelle. Et dans ce mot, il faut bien entendre : belle. La femme qui a démodé la mode, celle qui a rendu leur corps aux femmes, celle qui disait à Frédéric Mitterrand dans le documentaire qui lui était consacré : « La femme Rykiel marche les jambes ouvertes, mais très joliment. Il ne faut jamais empêcher une femme de partir, les jambes en avant, écartées, avec sa liberté. Si vous marchez fermé, vous n’obtenez rien », celle qui osait tout faire à l’envers et réussir, celle-ci vit toujours. Car Rykiel, femme si fatale aux us et coutumes de la mode, est devenue une icône de son vivant. La mort, la vieillesse, toutes ces choses inélégantes, elle les écartait et refusait de nommer autrement que « p de P » (putain de Parkinson) la maladie qui a gagné la partie le 25 août au matin.
La légende Sonia ressemble à une histoire à la Tchekhov, gaie et triste : les cinq sœurs Flis traceront chacune une brillante trajectoire : Françoise (Zonabend) l’anthropologue, Muriel (Flis-Trèves) la psychanalyste, Jeanine la danseuse, Danièle la créatrice d’accessoires. En tête, Sonia, qui couve ses chéries. Les chéries protègent Sonia lorsqu’elle a trop tapé sur les nerfs de leur mère, Fanny. « Sonia, arrange-toi, disait souvent celle qui ne comprendra jamais ce que sa fille faisait dans la mode. Arrange-toi, ma fille ! » La fille a désobéi et tout dérangé. Voilà ce que la chevelure annonçait. Cette façon de porter la tête haute et les désirs sans bride. Par peur de rater encore son bac, elle arrête ses études à 17 ans, travaille dans un grand magasin, épouse Sam Rykiel, qui a repris la boutique de ses parents, Laura, avenue du Général-Leclerc, dans le 14e arrondissement de Paris.
Sa mère la rêvait intello, Sonia ne rêve que de recréer une tribu, dix enfants combleraient ses vœux. Enceinte, elle adore imaginer ses rondeurs. En ces années 50 si coincées, aucune robe (sac) de grossesse ne lui plaît, elle dessine une robe en jersey bien moulante, la porte avec bonheur et audace. Sam la fait fabriquer, elle se vend drôlement bien. Une fois Nathalie venue au monde, Sonia veut d’autres enfants. Un fils, surtout, pour faire plaisir à sa mère, qui « n’a fait que des filles ». Ce fils naîtra après cinq fausses couches inexplicables. Jean-Philippe, sa « merveille », aujourd’hui grand musicien, est devenu aveugle quelque temps après sa naissance. Sonia se comportera avec lui comme s’il ne l’était pas. Parce que la vie est ce qu’on en fait.
Au cours d’une de ses grossesses, elle reçoit la représentante des pulls italiens – « tous moches ! » – et montre un de ses dessins – « vous pouvez le faire fabriquer ? » Sept fois, le prototype du pull, qui deviendra le plus célèbre au monde, retournera à l’usine italienne tant Sonia y apporte des retouches : et les manches plus collantes, et le col plus serré, et l’emmanchure, plus étroite… Enfin, le pull réussit son dernier examen. Sonia, qui ne sait pas tricoter, le baptise Fanny, du prénom de sa mère, qui, elle, tricotait très bien. Il sera rebaptisé par les journalistes de mode « Poor boy sweater », Françoise Hardy le portera en couverture de Elle, et ses rayures griseront Audrey Hepburn, BB et toutes les Parisiennes « dans le coup ». Nous sommes en 1963, la libération de la femme est en marche, Mary Quant minimise les jupes. Ce pull n’est pas seulement sexy, il retourne les idées toutes faites, ce qu’on croit moche et ringard – un pull ! – peut devenir beau et sexy. Les seins, en dessous, sont d’accord et oublient le soutien-gorge.
68 arrive. Sonia s’installe rue de Grenelle, dans ce Saint-Germain-des-Prés qui sera son QG à jamais. Elle ouvre sa boutique et la ferme trois jours après pour courir sur les barricades. Liberté ! « Je ne savais rien faire, ni coudre, ni rien, j’ai toujours eu peur qu’on m’accuse d’imposture. Qu’est-ce qu’elle fait dans la mode, elle ? » Mais, en attendant ce jour qui n’arrivera jamais (au contraire, elle reçut moult décorations, Légion d’honneur, ordre du Mérite, des Arts et des Lettres… qu’elle portait toutes : « Mon besoin de reconnaissance »), Sonia invente des tours et des détours pour contourner les diktats.
Chanel a balancé le corset, Rykiel balance ourlets et doublures et donne aux femmes la liberté de bouger comme l’époque qui s’invente… Vive la maille, la mousseline, le strass ! « Un jour, j’ai enfilé mon pull à l’envers. Les coutures se voyaient, j’ai gardé l’idée. » Ainsi, la décennie 70 s’ouvre avec une reine dont la cour ne fait que grandir. A côté de ses sœurs se pressent les amies très chères : Régine Deforges, Claire Brétecher, Madeleine Chapsal… Dans sa boutique de la rue de Grenelle, elle expose, parmi ses vêtements, joggings en velours (qui d’autre qu’elle pouvait transformer l’informe jogging en vêtement de luxe ?) et autres robes en maille, les livres de ses amies ou d’intellectuelles très admirées : Noëlle Châtelet, Marie-France Pisier, Hélène Cixous, Nathalie Sarraute…
La vie à Saint-Germain, c’est un avant, un présent et un futur. Elle se battra contre la marchandisation du quartier. Des mauvaises langues diront : « Et elle, ce n’est pas un commerce, qu’elle tient ? Tout ça parce qu’elle expose trois malheureux livres dans sa vitrine. » L’éditrice Françoise Verny l’incite à écrire. Sonia écrit : « Et je la voudrais nue… », cosigne avec Régine Deforges « Casanova était une femme ». Sonia l’amoureuse, la séductrice, interprète d’elle-même lorsqu’elle donne des interviews, se donne à voir en se dissimulant toujours, fidèle à son image, yeux verts sous crinière folle, adorant chocolat et cigares, théâtralisant ses défilés. « Elle a cassé la tradition du défilé monotone. Les siens étaient une fête joyeuse, comme elle, raconte Anne Rohart, qui fut son mannequin égérie dans les années 80-90. Elle nous demandait de rire, de sauter, de jouer des rôles. D’être libres. Bien sûr, elle était autocentrée, mais ne l’ignorait pas : elle assumait ses paradoxes et nous aidait à accepter nos défauts. »
Pour les 40 ans de la marque, sa fille Nathalie, qui travailla très tôt avec elle, organisa un défilé surprise. Sonia, assise bien droite sur un haut tabouret, regardait le spectacle de sa vie. Ses pairs, Karl Lagerfeld, Christian Lacroix, Vivienne Westwood, et bien d’autres géants lui offrirent une création inspirée d’une des siennes. Plusieurs réinterprétèrent la crinière rousse comme fausse fourrure (un des must de Rykiel) et Jean-Paul Gaultier ferma le défilé par une magistrale robe en tricot à rayures retenue par deux immenses aiguilles à tricoter (photo). Le mannequin, à la perruque rykielienne, riait follement. Sonia applaudissait sans fin…
Sa maison, passée aux mains d’un groupe chinois, est désormais dirigée très artistiquement par Julie de Libran. Sonia, qui a tout osé – porter les vêtements à l’envers, être la première à signer une collection pour le catalogue des 3 Suisses, mettre en vente le fameux canard vibromasseur (une idée de Nathalie), chanter avec Malcolm McLaren le sulfureux, affirmer que « la mode, ça n’existe pas. Nous vivons à l’ère de la démode et du mode d’emploi » -, a quitté la scène après des décennies de succès. Elle qui a tiré le noir de l’ombre pour en faire sa couleur fétiche disait, immodeste et sincère : « Je voudrais que l’on me voie comme le témoin de mon époque. » Elle fut plus : un symbole.
Enregistrer
Enregistrer