Mondialisation: les nouvelles règles du jeu

Résurgence des tentations protectionnistes, durcissement des relations commerciales, volonté des Etats d’en finir avec l’optimisation fiscale des multinationales… Une nouvelle mondialisation se dessine: moins débridée, plus musclée, mais peut-être aussi plus juste.

Il n’a pas hésité longtemps, Roberto Azevêdo. Et puis, c’est un petit plaisir qui ne coûte pas très cher. Quelques heures seulement après l’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche, il s’est fendu d’un tweet pour féliciter le nouveau président, tout en se déclarant prêt à travailler avec l’Administration américaine.

Ce quinquagénaire brésilien n’a rien d’un grand magnat du BTP avec qui le milliardaire américain aurait été en affaire. Non, Roberto Azevêdo est le patron de l’OMC, l’Organisation mondiale du commerce, une institution genevoise rassemblant une centaine de pays membres engagés dans la libéralisation du commerce.

Une institution honnie par Donald Trump, qui l’a qualifié de « désastre » pendant sa campagne. Un tweet en forme de petite « provoc » de la part d’un pèlerin qui prêche en ce moment pas mal dans le désert. On peut aujourd’hui compter sur les doigts d’une main ceux qui sont prêts à monter sur une barricade pour défendre l’OMC.

Le commerce mondial s’essouffle

Variation en volume des échanges de biens et de services (en %). Source: FMI

Variation en volume des échanges de biens et de services (en %). Source: FMI

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Plus personne ne se rappelle les négociations du cycle de Doha, depuis longtemps jetées aux orties; le Tafta, le traité de libre-échange entre l’Europe et les Etats-Unis, est désormais enterré, et si son petit cousin canadien, le Ceta, a été signé de justesse, c’est presque en se pinçant le nez. « Partout sur la planète, la tentation protectionniste refait surface et imprime sa marque aux mouvements populistes et xénophobes », soupire Pascal Lamy, l’ex-patron de l’OMC.

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Si l’on en croit les relevés minutieux du think tank Global Trade Alert, le nombre cumulé de mesures protectionnistes instaurées dans le monde aurait progressé de 7% depuis un an. L’OMC, elle, en a décompté 22 mises en place chaque mois en 2016, contre 20 en 2015 et 14 en 2014. Des mesures qui vont de l’instauration de droits de douane, comme ceux frappant les aciers russe et chinois établis cet été en Europe, jusqu’à la définition de normes sanitaires ou technologiques qui transforment en enfer l’arrivée de concurrents étrangers sur un marché. Même dans les pays les plus ouverts aux échanges, la mondialisation fait tiquer.

Concurrence chinoise: de 90000 à 180000 emplois détruits en France

En Allemagne, les opinions favorables au libre-échange sont tombées de 88% il y a deux ans à 56% seulement aujourd’hui, d’après un récent sondage de l’institut Bertelsmann Stiftung. L’ex-patron de l’OMC, qui a mis pas mal d’eau dans son vin de messe libre-échangiste, le reconnaît volontiers: « Il y a toujours eu des gagnants et des perdants à la mondialisation. Sauf que, dans la phase récente, les gagnants ont gagné beaucoup et les perdants ont perdu beaucoup. » Combien sont-ils, ces laissés-pour-compte?

Un document de travail de la Banque de France publié en septembre dernier et, curieusement, passé totalement inaperçu, tente d’évaluer les pertes d’emplois industriels en France liés à l’afflux de produits chinois à bas prix. Entre 2001 et 2007, entre 90000 et 180000 jobs auraient été détruits dans l’Hexagone par la concurrence chinoise.

A coups de milliards de yuans, la Chine construit des "nouvelles routes de la soie" pour favoriser son expansion économique.

A coups de milliards de yuans, la Chine construit des « nouvelles routes de la soie » pour favoriser son expansion économique.

AFP PHOTO/AAMIR QURESHI

Plus intéressant, chaque emploi industriel perdu aurait entraîné la suppression de 1,5 emploi en aval, dans les services ou la distribution. Au fil des années s’est instillée l’idée dans les opinions publiques des grands pays occidentaux que la mondialisation heureuse n’était qu’un leurre. « Les sociaux-démocrates ont une lourde responsabilité dans le rejet actuel de la mondialisation: ils en ont survendu les bienfaits tout en sous-estimant les pertes d’emplois », attaque Philippe Martin, professeur à Sciences Po et ancien conseiller d’Emmanuel Macron à Bercy.

L’élection de Trump à la Maison-Blanche n’en est qu’une manifestation: la planète est bel et bien entrée dans une nouvelle phase de la mondialisation. Une phase où les négociations internationales seront sans doute plus musclées et les échanges peut-être moins fluides. Symbole de cette mutation, le commerce mondial, qui avait explosé au cours des décennies 90 et 2000, a la gueule de bois. Tout comme les grands armateurs qui, pariant sur une progression infinie des échanges, avaient commandé des géants des mers et ont aujourd’hui toutes les peines du monde à les charger à bloc.

Mondialisation: les nouvelles règles du jeu

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Faut-il y voir les premiers signes d’une sorte de « démondialisation », chère au chevalier du made in France, Arnaud Montebourg? Pas si vite, claironnent la plupart des économistes. « La part des exportations dans le PIB mondial a grimpé de 18% en 1993 à 30% aujourd’hui. Un boom phénoménal lié en grande partie à l’essor de la Chine. Or on n’a pas une Chine qui arrive tous les dix ans? », détaille Sébastien Jean, le directeur du Cepii.

Explosion de la mondialisation « numérique »

Certes, la grande vague de délocalisation est derrière nous, essentiellement car les écarts de salaire entre l’Occident et le monde émergent se sont réduits. Si de grands groupes industriels rapatrient en Europe ou dans le bassin méditerranéen certaines usines, aucun ne reviendra totalement sur l’éparpillement de ses chaînes de production aux quatre coins de la planète.

Dans un univers déflationniste où la concurrence fait rage, le moindre centime d’euro gagné sur le coût de production d’un composant électronique ou d’une pièce de moteur vaut de l’or. Surtout, la mondialisation se poursuit sur d’autres chemins. La Chine dépense des milliards de yuans pour financer la construction de routes, de ports, de terminaux hyper sophistiqués pour imbriquer les unes aux autres ces fameuses « nouvelles routes de la soie », tel un gigantesque domino.

La mondialisation « numérique », elle, explose. Sous les océans, les géants du Web sont en train de tracer de nouvelles « autoroutes numériques » pour faire face à l’explosion du trafic Internet. A ce jour, Google, Facebook, Microsoft et Amazon ont contribué à la construction de quatorze nouvelles voies sous-marines.

Les espoirs déçus de la reprise française

Sources: Insee, prévisions L'Expansion

Sources: Insee, prévisions L’Expansion

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Reste qu’il va bien falloir soigner ces millions d’exclus de la mondialisation, ces fameux « perdants ». Ceux-là même qui, aux Etats-Unis ou en Europe, boutent hors du pouvoir les élites qui ne les ont pas écoutés. « Le problème, c’est que nos systèmes sociaux sont aujourd’hui affaiblis par des années de crise, totalement à bout de souffle », s’inquiète Pascal Lamy. « Trouver l’argent pour faire de la redistribution, tel est l’enjeu de nos vieilles économies », répond Philippe Martin. Voilà sans doute pourquoi les Etats, partout, se réveillent et s’ingénient à faire plier ces multinationales passées maîtres dans l’art de l’optimisation fiscale.

En langage d’économiste, il s’agit de remettre la main sur les bases taxables qui se sont évaporées. Selon les calculs de l’OCDE, les pratiques d’optimisation fiscale des multinationales feraient perdre entre 100 et 240 milliards d’euros aux Etats chaque année, soit entre 4 et 10% des recettes mondiales de l’impôt sur les sociétés.

Un chantier titanesque contre l’optimisation fiscale

Une récente étude publiée par l’ONG Citizens for Tax Justice révèle que les 500 plus grands groupes américains hébergeaient plus de 2000 milliards de dollars de revenus dans les paradis fiscaux en 2014, deux fois plus que six ans auparavant. Dans ce bras de fer, les Etats-Unis mènent la danse. C’est Washington qui, avec son règlement Fatca, a fait sauter le secret bancaire suisse. Et l’Europe lui a emboîté le pas en dénonçant les fameux rulings, ces arrangements fiscaux secrets signés entre certains Etats membres et des multinationales aboutissant à la quasi-disparition de leur imposition.

Starbucks, Fiat et surtout Apple, avec ses 13 millions d’amende infligés en août, ont été rattrapés par la patrouille. Sur sa lancée, Bruxelles veut aller plus loin et remet sur la table un vieux projet: l’assiette commune consolidée. En clair, il s’agit de monter un Meccano fiscal de sorte qu’une société présente dans plusieurs Etats européens paie tous ses impôts à une seule administration fiscale, chargée de redistribuer leur dû aux autres Etats.

Sources: Insee, prévisions L'Expansion.

Sources: Insee, prévisions L’Expansion.

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Un chantier titanesque mais impérieux. Car le temps presse. Il ne faudra pas, en effet, attendre grand-chose de la croissance mondiale en 2017 pour calmer les esprits. La Chine devrait continuer de piloter son atterrissage en douceur, pour ne pas faire exploser les monceaux de dettes cachées sous le tapis. Si, outre-Atlantique, le contre-choc fiscal promis par le candidat Trump ranime une reprise languissante, en Europe, ce sera plutôt la soupe à la grimace, et notamment en France.

« Il n’y a pas grand-chose de positif à espérer, au moins jusqu’aux élections », s’inquiète Philippe Gudin de Vallerin, le chef économiste Europe de Barclays. Les entreprises hésitent à investir faute de commandes suffisantes et les ménages ont rangé leurs porte-monnaie. Seuls l’immobilier et le bâtiment pourraient caracoler, grâce à des taux d’emprunt très bas. Reste que la croissance française atteindra difficilement 1% et des poussières en 2017, selon les dernières projections de BNP Paribas. Pas suffisant pour faire reculer significativement le chômage. Pas suffisant non plus pour calmer les électeurs désabusés.

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